Une faille dans la cité ?
En disant que « la politique prend naissance dans l’espace qui est entre les hommes », Hannah Arendt pointe ce qui advient dans la Cité, ce qui la fait tenir ou ce qui au contraire peut la fragiliser voire la désagréger.
Depuis les attentats de 2015 en France, la Cité est en danger. Une faille est là, béante, qui lézarde cet « espace qui est entre les hommes ». Que peut-il naître à partir de là ? Une propagation de la violence, la guerre de tous contre tous, comme jadis entre catholiques et protestants ? Cette réflexion sur la violence, que suggère le philosophe Marc Crépon, est indispensable pour tenter de surmonter la faille et se donner les bases d’un possible monde commun, de valeurs de cohésion qui créent un être-ensemble. La polis, la Cité, a besoin d’être instituée par un imaginaire commun, par un horizon partagé dessinant un avenir et par une histoire revisitée mettant en récits un passé qui pour certains ne passe pas…
Pouvons-nous sortir de nos passions tristes, notamment de la peur qui nous gagne, pour réinventer ce que le philosophe Jan Patocka appelait « la solidarité des ébranlés » ? Comment faire monde, entre monde européen et monde méditerranéen ? Entre l’Europe et l’Islam, est-il possible de surmonter la faille ? Sur quelles bases dans la Cité et dans les cités ?
L’objectif poursuivi par Daech est de créer les conditions de la guerre civile, d’enfoncer un coin dans la Cité pour affirmer la séparation, le clash des civilisations, l’opposition irréductible entre « Eux » et « Nous », et rien « entre ». Il s’agit d’importer la guerre internationale du Proche et du Moyen-Orient pour en faire une guerre intestine. Leurs cibles sont les populations d’origine ou de confession musulmane ainsi que les convertis, tous appelés à mener le combat, le djihad, contre la Cité profane.
Comment en est-on arrivé là ? L’étude sociologique des migrations et de l’islam européen, telle que la conduit notamment Andrea Rea à partir de Bruxelles et dans des quartiers tels que Molenbeek, permet de mieux comprendre ce qui est advenu sous nos yeux trop longtemps aveugles. Mais compréhension ne vaut pas adhésion. Les sciences humaines et sociales tentent d’éclairer les angles morts, de bousculer nos cartes mentales pour déplacer ou renverser le regard et ainsi tenter de faire apparaître ce que l’on ne perçoit pas au premier regard, pas de justifier et encore moins d’excuser. Le passage à la violence, dans la Cité, à partir d’une cité ou d’un quartier, ne vient pas de nulle part. Explorer de tels chemins à partir d’une sociologie de terrain permet de recueillir des données et de comprendre les processus qui se mettent en place dans nos sociétés. Qu’est-il possible de faire, de proposer et de créer à partir d’une telle intelligence de la Cité ? Peut-on surmonter la faille ?
C’est un travail au long cours sur les migrations, les identités et les appartenances, sur l’islam des anciens comme des nouveaux musulmans, qu’a conduit le sociologue Smaïn Laacher. Dans le sillage des travaux d’Abdelmalek Sayad, il tente d’explorer, loin de tout essentialisme, les différentes généalogies qui permettent de comprendre les chocs de cultures et les recours à l’islam comme refuge, comme contestation ou comme fuite dans la Cité. Il mène un combat autour des mots pour penser les immigrations dans nos sociétés et sortir des catégories blessantes ou réductrices à propos de ce qui est d’abord une aventure humaine.
Peut-on changer de registre de parole et donner une autre place dans la Cité à ceux qui viennent d’ailleurs ? À quelles conditions est-il possible de faire monde commun ? Qu’est-ce qui est négociable et pas négociable, surtout si l’on s’appuie sur des références politico-religieuses ? La référence, par exemple, à ce que Jacques Berque et Mohamed Arkoun appelaient un « islam méditerranéen », peut-elle dessiner un horizon de sens partagé, loin du salafisme et du wahhabisme qui se sont propagés durant ces dernières années ?
Qu’en est-il du désir de liberté qui s’est manifesté à l’occasion des révolutions arabes, singulièrement parmi les jeunes générations ? Dina Heshmat explore ce qui s’est passé à partir de 2011 en Égypte, profonde secousse qui a ébranlé la société égyptienne et sans doute une bonne partie du monde arabe. Y a-t-il un effet de génération ? Peut-on parler d’une nouvelle forme de Nahda, de renaissance culturelle, à défaut de liberté politique ? Que se passe-t-il à l’intérieur des sociétés arabes, et notamment en Égypte ? La référence à l’islam est-elle devenue prépondérante ou existe-t-il d’autres aspirations, d’autres modes d’expression et de contestation ? Quelle place accorder au bouillonnement culturel et à la révolution numérique qui connecte ces nouvelles générations ?
Comment se projeter dans l’avenir et imaginer des appartenances communes dans des sociétés européennes devenues plurielles ?
La place de la ville est centrale car nos sociétés sont désormais des sociétés urbaines. « Le xxi e siècle est celui de l’urbanisation planétaire, avec la multiplication des villes millionnaires mais aussi d’un urbain généralisé, dans lequel les urbains ne sont pas toujours des citadins », observe Thierry Paquot. Cet écart entre urbains et citadins soulève la question du droit de cité. Comment être pleinement citoyen dans la polis d’aujourd’hui ? Quel est le devenir de nos mondes urbains ? Par-delà relégation, désagrégation et gigantisme, la ville peut-elle recréer des mondes communs et permettre de surmonter la faille ? Une nouvelle écologie urbaine est-elle possible, pensable ? Qu’est-ce que le monde méditerranéen, avec ses rythmes, peut apporter à la réflexion sur la Cité et à son devenir ? Des utopies concrètes qui changent nos façons d’habiter le monde, comme jadis le Bauhaus, peuvent-elles voir le jour ?