Une faille historique ?
L’histoire des relations entre les deux rives de la Méditerranée est faite de circulations et de confrontations, de partages et d’affrontements, de mémoires d’empires – romain, ottoman ou colonial – qui ont laissé des traces profondes et de vives blessures loin d’être toujours cicatrisées.
Sans négliger le temps long et les références lointaines, il s’agit, dans cette deuxième table ronde de l’édition 2016, de se concentrer sur ce qui advient dans l’histoire de la Méditerranée à partir du xviii e siècle, siècle qui constitue un moment de bascule.
L’expédition de Bonaparte en Égypte, en 1798, qui s’opère au nom de la civilisation et s’accompagne d’un cortège de savants, est d’abord une entreprise de conquête militaire. Quelle est la portée d’un tel événement à l’échelle de la Méditerranée ? Est-ce un choc symbolique et de puissance pour le monde ottoman et la civilisation de l’Islam ? Le début de ce que certains considèrent comme une humiliation qui appelle revanche, reconquête et restauration ? Est-ce l’instauration d’une prépondérance et d’une domination européenne qui prélude à deux siècles de colonisation ? La naissance d’une ligne de faille historique qui annonce une autre époque ? Peut-on, et si oui comment, lire l’histoire de la Méditerranée à partir des circulations, comme nous y invite Luigi Mascilli Migliorini, plutôt qu’à partir des confrontations ? Une guerre des récits et des interprétations s’est mise en place alors, qui a, semble-t-il, toujours cours aujourd’hui…
Au xix e siècle, la Méditerranée devient peu à peu un lac européen, le théâtre de la puissance où Britanniques, Français et Russes principalement s’affrontent et se partagent les dépouilles de l’Empire ottoman. Les premières entreprises de conquête coloniale voient alors le jour : en Algérie d’abord, puis en Tunisie, en Égypte, au Maroc ; suivent la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine avec la politique des mandats au lendemain de la Première Guerre mondiale, et enfin la Libye avec la conquête par l’Italie fasciste.
Quelles leçons tirer de cette histoire coloniale ? Qu’elle a entraîné une accumulation de colère et de ressentiment, préparant ce que Benjamin Stora appelle une « guerre des mémoires » ? Qu’elle est aussi celle de relations complexes d’échanges, de circulations et d’appropriations qui créent à la fois des mondes communs et séparés ?
Ces failles historiques et mémorielles, liées à l’histoire de la colonisation, peuvent-elles être surmontées ? Sur quelles bases ? À partir d’une écriture de l’histoire décentrée et de regards renversés, comme nous y invite par exemple Abdelmadjid Merdaci ? Par-delà les dénis, les refus et les replis, une politique de la reconnaissance est-elle possible, pensable, afin de dépasser les nœuds de mémoires d’une rive à l’autre de la Méditerranée ?
Une autre histoire peut être écrite : ainsi de l’histoire partagée entre juifs et musulmans au Maroc qu’a entrepris de raconter Mohammed Kenbib. Dès lors, loin des raccourcis et des clichés dont l’actualité nous rend prisonniers, nous découvrons une histoire longue, complexe et profonde qui fait resurgir une réalité judéo-arabe au Maroc et plus largement au Maghreb. Cela n’enlève rien aux déchirures du contemporain, mais nous montre que les lignes de faille ne passent peut-être pas exactement là où on les situe habituellement…
La question des migrations en Europe de populations arabes et berbères venues principalement du Maghreb, particulièrement à partir des années 1960, bouleverse la perception des questions historiques et mémorielles d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Quelles leçons tirer des nouveaux imaginaires historiques qui voient alors le jour ? Des lignes de faille sont transplantées et recomposées à d’autres échelles et suivant d’autres lignes de tensions au sein des sociétés européennes. Ainsi naissent de nouvelles géographies de la colère. Des récits apaisés pourraient-ils voir le jour ? À quelles conditions ? À partir, par exemple, d’une nouvelle lecture de l’histoire, de la création de nouveaux liens transméditerranéens et d’une ouverture au monde ? Que peut en fin de compte le raisonnement historique face à l’emprise des groupes mémoriels et à la poussée des passions identitaires ?