Une faille géopolitique ?
Sur les mille et un plateaux qui alimentent les relations internationales en Méditerranée, connectées d’un côté au Proche, au Moyen-Orient et parfois au lointain Orient de la Chine, de l’autre à l’Europe et aux États-Unis, la question des rapports de forces, des projections militaires et des réalités géopolitiques occupe une place centrale pour qui veut tenter de comprendre l’état du monde aujourd’hui, et du monde méditerranéen en particulier.
Violence, chaos, guerres civiles, terrorismes, bombardements, exilés et naufragés, le monde méditerranéen est en miettes. Après l’espoir né des printemps arabes, au lendemain des soulèvements pour la liberté en Tunisie, en Égypte, en Libye et en Syrie, l’heure est au grand hiver de l’oppression, de la répression et de la fragmentation. Nous voici au temps du désastre : il s’agit de regarder cette réalité bien en face, mais comment refuser d’y consentir et de s’y enfermer ? Y a-t-il un après du désastre ? Comment en est-on arrivé là ?…
L’onde de choc de l’histoire qui parvient jusqu’à nous est profondément reliée à l’histoire récente du Moyen-Orient et en particulier aux guerres du Golfe. La projection de forces des interventions américaines et plus largement d’une coalition « occidentale » en Irak, comme le souligne justement Myriam Benraad, a profondément bouleversé le paysage géopolitique de la région. Après la chute de Saddam Hussein, la marginalisation d’un pouvoir sunnite, la montée en puissance d’un pouvoir chiite, l’affirmation d’une autonomie kurde… plus rien ne peut être comme avant. La désagrégation est à l’œuvre, encore plus depuis la dissolution de l’armée baasiste sur décision du gouverneur américain en Irak Paul Bremer. Comment naît le projet de Daech, ce supposé « État islamique » ? Une généalogie de la violence, depuis l’Irak des années 1990 à celui d’aujourd’hui, est sans doute indispensable pour tenter de dépasser les dynamiques de la confrontation qui se propagent jusqu’à l’intérieur des sociétés européennes.
Une telle généalogie de la violence et de la guerre est également nécessaire à partir de la Syrie, comme le suggère Bassma Kodmani. Le pouvoir des Assad père et fils, depuis la répression sanglante de Hama dans les années 1980 jusqu’aux bombardements aveugles de Homs ou d’Alep aujourd’hui, doit être profondément questionné – à travers l’analyse des mouvements de contestation de la société syrienne et de l’expression d’un désir de liberté face à l’oppression et à la répression du pouvoir, au commencement du mouvement, puis en intégrant les jeux actuels de puissance qui s’enchaînent, d’une part ceux de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah qui soutiennent le régime de Bachar Al Assad, d’autre part ceux des pays du Golfe et de la Turquie qui soutiennent des forces islamistes, et enfin ceux des États-Unis et de l’Europe, largement indécis, qui soutiennent notamment des forces kurdes, tandis que leur allié turc, membre de l’OTAN, bombarde dans le même temps les positions de ces mêmes forces kurdes…
Il est difficile d’y voir clair, alors que la guerre ne cesse de se prolonger et que les civils payent le prix fort de ces combats acharnés : près de cinq cent mille morts en Syrie et plus de cinq millions de réfugiés et de déplacés. Sommes-nous face à une guerre comparable à la guerre d’Espagne ? Comment surmonter la faille et tenter d’instaurer la paix ? Une solution politique est-elle possible, pensable ? Sur quelles bases ? À partir de quels acteurs et selon quelles priorités ?
La réalité géopolitique turque s’est fortement complexifiée et opacifiée ces dernières années. Où va la Turquie, sur les plans national et international, comme le demande Marc Pierini ? D’une diplomatie néo-ottomane qui cherchait il y a quelques années zéro ennemi à ses frontières, à l’état de guerre actuel contre les Kurdes à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, le contraste est saisissant. Sans oublier, après la tentative de coup d’État de juillet 2016, les purges et la répression qui frappent de très larges pans de la société civile turque. Les failles s’approfondissent-elles entre Turquie et Europe ? Existe-t-il des perspectives de sortie de crise ?
Où va la Turquie contemporaine ? Devient-elle un bateau ivre sur le plan géopolitique ou a-t-elle vocation à reconstituer un pôle de stabilité ? Que signifie le rapprochement avec la Russie ? S’agit-il d’un positionnement de circonstance face à la guerre en Syrie ou d’un nouveau choix stratégique qui conduirait à un éloignement voire à une sortie de l’OTAN ?
Les lignes de faille prolifèrent sur le plan international et la Méditerranée semble se trouver à l’épicentre d’un chaos international durable. Est-il possible d’en sortir ? En Libye, après la chute de Muhamar Khadafi, la situation semble particulièrement préoccupante. Qu’est ce qui s’y prépare ? Des alternatives à la violence et à la fragmentation politique sont-elles envisageables ? Daech est-il susceptible de s’y implanter durablement ? Quel impact sur la Tunisie voisine et sur la puissance algérienne, État central du Maghreb ?
Faut-il porter enfin un autre regard sur « l’ordre international », comme nous y invite Bertrand Badie ? « Nous ne sommes plus seuls au monde », selon le titre de son livre publié en 2016 à La Découverte… De quel « Nous » s’agit-il exactement ? D’un Nous européen, américain, occidental ? Le désordre que nous connaissons actuellement sur le plan international annonce-t-il la fin d’un monde et la naissance d’un nouveau ?
Que se passe-t-il à l’échelle de la Méditerranée ? En cette époque de mondialisation économique, financière et numérique, des recompositions sont à l’œuvre mais n’assistons-nous pas en même temps à un retour des frontières ? L’enjeu des mobilités humaines, des migrations et des diasporas est devenu central en Méditerranée. Allons-nous continuer longtemps d’accepter que la mer Méditerranée se transforme en « mort Méditerranée », avec plus de trois mille morts à ses frontières ?
Qu’est-il possible d’imaginer pour surmonter la faille entre les deux rives de la Méditerranée ?…